Sur le § 65 de la deuxième partie de la "Critique de la Faculté de Juger".

Kant pose la question de la possibilité de la connaissance d'une chose comme fin naturelle, c'est à dire de la connaissance de quelque chose qui, tout à la fois, est un produit de la nature et non de l'homme, et dont la forme échappe aux "simples lois naturelles", c'est à dire au seul mécanisme de la causalité. Il s'agit d'une forme naturelle dont la compréhension présuppose "des concepts de la raison", d'une forme qui paraît répondre à un but, la raison étant "la faculté d'agir selon des fins". Cette chose manifeste ainsi une unité et un ordre dont la réalisation ne semble pas pouvoir relever du simple jeu aveugle de l'enchaînement des causes et des effets, mais appeler l'action d'une intelligence, répondre à la réalisation d'un projet.

C'est bien évidemment des organismes vivants qu'il est question ici, et de l'impossibilité d'échapper au finalisme pour rendre compte de leur constitution comme de leurs fonctions. Or il ne s'agit pour Kant ni de nier le déterminisme naturel, ni de s'abandonner au recours irrationnel de l'action d'une volonté cachée, supérieure ou surnaturelle. La proposition, splendide, est remarquablement résumée dans ces termes : « Je dirai anticipativement qu'une chose existe comme fin naturelle, lorsqu'elle est cause et effet d'elle-même (bien que ce soit en un double sens).. » ("Critique de la Faculté de Juger", deuxième partie, § 64).

Il faut éclaircir le paradoxe de la formule, ou du moins en expliciter le sens. Kant propose un exemple qui doit nous permettre de comprendre en quel sens (ou plutôt en quels sens) un organisme vivant peut être à la fois considéré comme cause et effet de lui-même. Cet exemple sera celui de la reproduction, du développement puis de la formation de l'organe. Chaque fois, l'exemple fait jouer la relation entre l'unité de la partie et celle du tout.

Dans la reproduction, un arbre produit un autre arbre de la même espèce. La relation interrogée ici n'est pas celle du producteur avec le produit, c'est la relation de l'individu avec l'espèce qu'inclut le concept de la re-production. L'arbre se produit lui-même selon l'espèce dit Kant. Dans cette relation, il est à la fois effet, déterminé par l'espèce, et cause, producteur. L'arbre comme espèce est ainsi à la fois effet et cause de lui-même. (On pourrait dire que d'une certaine façon l'arbre individuel contient l'espèce comme reproducteur et qu'il est contenu dans l'espèce comme reproduit).

Le développement prend en considération l'individu en tant qu'il se produit lui-même dans la croissance. Kant distingue bien la croissance d'un simple accroissement, c'est à dire d'une simple augmentation quantitative de la forme. Dans le développement, c'est la forme elle-même qui est générée. Si cette génération est comprise comme une assimilation de matière et d'énergie extérieure, elle n'est possible que par l'activité particulière à l'individu de réorganisation, de transformation et de distribution de cette matière. Il s'agit d'un processus dans lequel l'individu est à la fois le résultat et la cause.

Le troisième moment de l'exemple descend d'un niveau dans la gradation des totalités constituées : après l'espèce et l'individu, il s'agit de l'organe comme partie différenciée de l'individu. A l'échelle de l'organe, il existe bien une unité particulière qui se manifeste clairement dans la greffe : un greffon d'une espèce installé sur un tronc d'une autre espèce va donner un rameau de sa propre espèce. Mais simultanément, l'organe ne peut subsister que solidairement à l'autre organe et par rapport à lui. Kant est particulièrement sensible aux phénomènes de compensation par lesquels des lésions ou des accidents survenus au cours du développement donnent lieu à des réorganisations à l'occasion desquelles des organes tendent à en remplacer d'autres, ou à se développer en s'adaptant à l'obstacle, ce qui va jusqu'à donner lieu à des difformités. Une forme organique implique la particularité différenciée des parties dans leur relation au tout. L'organe est à la fois cause et effet de lui-même dans sa relation aux autres organes.

On remarquera que, dans les trois cas proposés par Kant pour exemplifier sa formule d'une chose qui serait à la fois cause et effet d'elle-même, il est question du mouvement et du temps. Il s'agit bien du vivant et de la vie, mais de la vie comme relation, formation, génération, jusqu'à un certain point, transformation (mais bien sûr, pas évolution). La forme est d'ailleurs ce dans quoi se joue cette relation particulière de l'élément à la totalité. La logique qui exprime cette relation dans laquelle une chose est à la fois cause et effet d'elle-même est la logique de la forme.

Le § 65 affronte cette relation particulière. Kant distingue explicitement les deux types de causalités que la modernité reconnaît, celle, matérielle, de l'enchaînement descendant des causes et des effets dans le mécanisme naturel, et celle, idéelle, du motif qui détermine les actions d'un être doué de pensé. Dans un cas la cause est nécessairement antérieure, dans l'autre, elle est future. Les causes efficientes d'un côté, les causes finales de l'autre ; la matière et l'esprit. Et il souligne que dans leur opposition, ces deux sortes de causalités en excluent tout autre. Kant ne remet pas en question cette exclusion, il l'accepte, et il accepte donc de partager le monde en deux catégories, celles des objets, des simples choses entièrement déterminées par le jeu linéaire de la causalité, et celles des sujets, des êtres doués de raison, qui agissent en vue d'une fin qu'ils se proposent. L'organisation dont il va maintenant parler ne relève donc pas, en ce sens, d'une relation de causalité.

L'idée d'une fin naturelle manifeste le fait que les parties ne sont possibles - compréhensibles - que dans leur relation au tout. Par rapport à la partie, le tout apparaît comme une fin, un but. Le nez est fait pour respirer, l'oeil pour voir ; la respiration comme la vision se rapportent au tout. C'est l'organisme qui respire par le nez, qui voit grâce aux yeux. Le tout apparaît donc d'abord comme une idée (comme l'idée de la respiration précède le nez, en tant qu'elle est le but pour lequel le nez est constitué). C'est très clairement ce qui se jouait dans l'exemple de l'arbre avancé dans le paragraphe précédent : l'espèce n'est pas une réalité concrète immédiatement donnée dans la perception, c'est une abstraction. L'arbre est concret, l'espèce à laquelle l'arbre appartient est abstraite. Dans la relation des parties au tout, les parties apparaîssent comme concrètes, le tout abstrait. Cela continue d'une certaine façon d'être vrai quand on descend l'échelle des relations emboitées des parties aux touts successifs : des arbres avec leur espèce, des organes avec leur organisme (le système respiratoire est objectivé comme une totalité distincte dans un concept).

Une réalité qui se présente comme une totalité organisée est un artefact si son existence comme totalité relève de la pensée d'un être raisonnable, ou si l'on préfère si elle trouve à l'extérieur d'elle-même le principe de son organisation, de façon en quelque sorte transcendante. Nous revenons alors au cas de la causalité idéale. Pour qu'une telle chose soit naturelle et non artificielle, "elle doit envelopper en elle-même et en sa possibilité interne une relation à des fins". Le principe de son organisation n'est plus extérieur mais interne, il se manifeste de façon immanente. Cela signifie que cette relation ne doit pas être pensée comme relevant de l'activité intelligente d'un auteur, mais qu'elle doit en quelque sorte émerger de la relation réciproque des parties entre elles. « Il faut, dit Kant, que les parties de cette chose se lient dans l'unité d'un tout, en étant réciproquement les unes par rapport aux autres causes et effets de leur forme ».

Nous ne sommes plus devant une césure dichotomique du monde qui oppose les choses concrètes aux idées abstraites, les objets aux sujets, la matière à l'esprit. Un troisième terme apparaît, qui n'est pas intermédiaire entre les deux premiers, mais qui vient plutôt dessiner le troisième sommet d'un triangle : la forme, en tant qu'elle relève de ce que nous appellerions aujourd'hui une interaction réciproque des parties, ou si l'on préfère, la forme comme manifestation émergente. En ce sens la forme ne se ramène ni à la concrétude de la chose particulière (tel arbre), ni à l'abstraction du concept (l'espèce). La forme n'est pas exactement le tout, dans la mesure où le tout est une idée, une représentation. Elle est objective, mais pas comme une chose, plutôt comme le jeu des relations entre les éléments qui s'organisent dans la chose considérée comme un tout. « C'est de cette manière seulement qu'il est possible qu'inversement (réciproquement) l'Idée du tout détermine à son tour la forme et la liaison de toutes les parties : non en tant que cause - puisqu'il s'agirait alors d'un produit de l'art - mais comme principe de connaissance, pour celui qui juge, de l'unité systématique de la forme et de la liaison de tout le divers, qui est contenu dans la matière donnée ».

Cette action réciproque des parties entre elles doit donc être considérée dans son sens fort, non comme une simple apparence illusoire, mais comme un processus susceptible de rendre compte de façon rationnelle de l'organisation des êtres vivants. Les parties doivent se produire l'une l'autre de façon à produire un tout. Il y a chez Kant une véritable insistance sur la dimension processuelle de la forme. Celle-ci n'est pas l'objet d'un constat descriptif, qui rendrait compte d'un dessin immobile, d'un agencement arrêté. Elle est le produit de l'action réciproque des parties, et elle n'existe que par cette action. Il y a là un élément clé de l'intuition kantienne : pour que la forme émerge, il faut que les parties soient en train d'agir les unes sur les autres, il faut que ça fonctionne. La forme n'est pas le résultat d'un fonctionnement achevé, mais la manifestation actuelle d'un fonctionnement agissant. Il ne s'agit pas de la vision d'une sorte d'équilibre issu de la compensation ou de la combinaison de forces différentes, car dans ce cas on retomberait dans la causalité matérielle du mécanisme ou dans la causalité intellectuelle de la production volontaire, ou encore dans le simple jeu du hasard. En effet, dans ces cas, la cause est antérieure et extérieure à son effet, et c'est encore dans une relation d'extériorité que les forces agissent les unes sur les autres, sans s'organiser dans une totalité organique. L'équilibre qu'elles peuvent produire est une somme entièrement réductible à la composition de ses éléments. Il faut donc que les parties ne préexistent pas au tout qu'elles contribuent à former, mais qu'elles soient produites par l'activité même qui constitue le tout. C'est par le biais de cette notion de totalité que se conçoit la réciprocité de l'action des parties entre elles. C'est dans le tout qu'elles interagissent et le tout résulte de leur interaction. C'est pourquoi Kant dit de la partie d'un organisme qu' « on la conçoit comme un organe produisant les autres parties (et en conséquence chaque partie comme produisant les autres et réciproquement) ».

Cela signifie que le système des relations réciproques des parties entre elle, la forme, doit être reconnue comme une instance active, douée d'un dynamisme propre, porteur d'une sorte de principe d'organisation, ou de "modèle". C'est ce qui fait dire à Kant que « l'être organisé possède en soi une force formatrice, ce qui le distingue d'une machine qui ne possède qu'une force motrice ». Et il ajoute : « On dit trop peu de la nature et de sa faculté dans les produits organisés quand on la nomme un analogon de l'art ; on imagine en effet alors l'artiste (un être raisonnable) en dehors d'elle. Elle s'organise plutôt elle-même et cela dans chaque espèce de ses produits organisés selon un même modèle dans l'ensemble, avec toutefois les modifications convenables, qui sont exigées par la conservation (de l'organisation) selon les circonstances ». Proposition d'autant plus intéressante qu'elle montre à la fois que la forme suppose un archétype, ou un modèle, et qu'elle elle ne s'y réduit pas car elle ne se réalise que dans la multiplicité de ses variations, selon les "circonstances".

Resterait à rendre compte des modalités de cette force formatrice, irréductible au matériau, c'est-à dire, dans la perspective de Kant, à la logique purement mécanique de la matière, et irréductible aussi à l'idée d'un "esprit" ou d'une "âme" vitale, ce qui ne ferait que réintroduire de façon obscure la finalité d'une sorte d'intention. Mais Kant est à ce moment confronté à la contradiction d'une causalité qui s'oppose à la notion de causalité telle qu'il la connaît, une causalité qui n'en est pas une. Et c'est sur le terrain du jugement de connaissance qu'il va tenter d'en rendre compte. Simplement, et admirablement, il fait l'analogie, dans une note en bas de page, avec les modalités de l'organisation politique et administrative de la société républicaine, dans laquelle « ..chaque membre ne doit pas seulement être moyen, mais aussi en même temps fin, et tandis qu'il contribue à la possibilité du tout, il doit à son tour, en ce qui concerne sa place et sa fonction, être déterminé par l'idée du tout ».

Il est clair qu'une telle relation engage une temporalité particulière, qui ne relève ni de l'antériorité de la cause efficiente sur son effet, ni de la projection dans le futur de la cause finale comme un motif à la réalisation d'une 'uvre (une représentation). Je vois dans cette production réciproque des parties dans une totalité organique une manifestation de ce que l'on appelle aujourd'hui le "temps réel".


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